13 janvier 2023

Lecture du 8 janvier 2023

 

Le texte de Thierry B. Lu lors de la lecture du 8 janvier 2023 à l'Atelier 8. Le thème était : inventez le 8ème péché capital. Thierry nous propose : la Distraction.

 

Je suis un homme distrait. Complètement, indiscutablement, ontologiquement distrait. C’est le principe constitutif de ma personne, ma marque de fabrique, mon empreinte digitale, ma singularité première. Je ne compte plus le nombre de sacs et de valises oubliés dans les trains, les clés perdues je ne sais où, les portefeuilles égarés, les montres, les gourmettes, les bagues laissées sur des tables de café, les écharpes envolées, les lunettes de soleil disparues, les bonnets abandonnés sur l’herbe, les gants négligemment retournés sur le tapis des caisses de supermarché, les chapeaux délaissés sur des cintres de salles d’attente… La ribambelle des objets qui m’ont échappé tout au long de mon existence pourrait remplir un hall de gare. Il y a là un grenier intime, un mont de piété dispersé aux quatre vents, sorte de trésor caché qui ne vaut que par son insignifiance. Si un collectionneur illuminé entreprenait d’en faire l’inventaire, et de mettre ainsi bout à bout ces vestiges orphelins, il pourrait aisément reconstituer en creux le procès-verbal de ma vie. Mais je doute que quelqu’un s’évertue à remonter le cours de mes absences. La réalité m’échappe et personne ne peut la rattraper.

C’est un fait, je suis donc indubitablement distrait. A côté, dans la lune, perpétuellement ailleurs…Mais où donc, mystère…Je suis né comme cela. Certains viennent au monde avec un bec de lièvre, une jambe plus courte que l’autre, un testicule en moins, que sais-je ? Moi, je suis arrivé sur terre avec un défaut de présence au monde. Je suis là, pas là.

J’ai beaucoup travaillé pour guérir de ce déni des choses. Pour conjurer ce tic atroce, je laisse des petits papiers partout, je postite mes moindres gestes, je ne porte ni montre, ni bijou, et j’ordonne à mes amis de ne jamais m’offrir d’accessoires. Noël et les anniversaires sont pour eux de véritables casse-tête car ils savent le destin funeste qui serait réservé à leurs cadeaux si, d’aventure, ils m’achetaient un foulard ou des moufles. Ils m’ont diagnostiqué incurable et me plaignent avec un rien de condescendance. Il est sympa, concèdent-ils mais on ne sait jamais où il est exactement…

C’est pathologique. Huit années à désosser mes oublis sur un divan n’y ont rien fait. Je ne me suis toujours pas accoutumé au peuple des choses, à l’ordre concret des affaires, au continent intangible du réel. Ma psy a déclaré forfait et conclut sans conviction à un trauma originel provenant du manque de désir maternel. Chargeons la mère, ça ne mange pas de pain, elle a bon dos et y est forcément pour quelque chose. Ma thérapeute voulait que nous continuions. J’ai refusé. Elle m’a alors rendu une valise entière d’effets que j’avais déposés dans son cabinet. C’est avec un certain ravissement que j’ai retrouvé un mouchoir à carreaux hérité de mon père, le bracelet brésilien que m’avait offert ma fille Anna pour mes quarante ans, et un sachet de préservatifs hors d’âge.

Le fait est que je n’ai jamais rien demandé. Je ne voulais pas venir au monde, on m’a poussé dehors et voilà le résultat. Un type oblique, dont le corps clame son hébétude, avec une indolence certaine et beaucoup d’obstination. Je n’ai jamais été raccord. Je ne trouve pas ma place. Je suis victime d’un malentendu de départ. Maldonné, le garçon ! Alors j’ai botté en touche. Ma stratégie fut de prendre la tangente, d’esquiver, de me dérober, de filer à l’anglaise, d’éluder le sujet, de trouver un faux-fuyant, histoire de ne pas en être. Je tente de me soustraire du jeu en contournant l’irréfragable et en cultivant, pour briller un peu, une certaine esthétique de l’inanité des choses. Vous comprenez, rien n’est grave, la réalité est futile, tout ce qui est matériel est négligeable, l’essentiel est ailleurs… Je fais bonne figure dans les repas entre amis, je donne le change, mais au fond, rien n’y fait. Ça cloche grave. Je suis un homme dangereux.

La distraction est un péché capital. Le plus grave de tous en vérité. Elle autorise à son auteur une stratégie de retrait implicite du monde, de mépris secret de la société, de dédain informulé à l’égard d’autrui. Car la distraction vaut pour les choses comme pour les êtres. C’est une inattention qui n’est pas spécialisée. Aussi l’humanité tout entière a le droit de se sentir outragée par un tel comportement ! Les distraits par nature sont des terroristes qui s’ignorent. Ils réduisent leurs semblables à une contingence inacceptable. Pour les distraits de mon acabit, les autres, en effet ne comptent pas vraiment. Ils font partie du décor telles des marionnettes dans un théâtre d’ombres. L’autre n’est pas un sujet. Enfant, parent, ami, aucun ne fait la différence. Une fois partis, je les oublie, sans détour. Rien ne résiste à mon tic. C’est plus fort que moi. Je suis donc de la pire espèce. La société ne pourra jamais s’en sortir durablement avec de tels zigotos. C’est perdu d’avance. Sans espoir. Foutu.

La distraction est un poison antisocial, un venin contre le vivre-ensemble, l’obstacle à la survie de l’espèce…ni plus ni moins. Si chacun était comme moi, égaré dans ce bas monde, apeuré par les choses et les êtres au point de les éviter tous, rêvant de vivre nu, radicalement déconnecté, que deviendrions-nous ? Il faut donc sans attendre combattre les distraits avec la plus grande énergie, les déporter sur une île, les mettre au travail forcé, leur faire rendre gorge et les éduquer par tous les moyens, aux modalités et aux codes de la vraie vie. Il y va de notre salut collectif. On ne badine pas avec ça. L’idéal serait de rassembler les choses errantes, semées aux quatre vents, de les remettre à leurs propriétaires évaporés, afin que ces étourdis congénitaux, retombent à l’endroit, et que la réalité émiettée retrouve sa condition d’origine. Sus aux distraits qui dévoient l’harmonie du cosmos ! A bas les oublieux, les désaxés, les têtes en l’air, les anciens et les nouveaux nés de travers pour que le monde re-tourne rond, et qu’à nouveau l’ordre règne…